Chapitre 11 de la première partie
du livre
L’ombre
du Dalaï-lama
sexualité,
magie et politique dans le bouddhisme tibétain
Éxposé du livre
(Édition anglais: The Shadow of the Dalai Lama )
Pour les références: References
11. Le Manipulateur
de l’Amour Érotique
À l’âge de quinze ans,
Bruno, né à Nola, en Italie, rejoint l’ordre des Dominicains. Cependant,
son intérêt pour les dernières découvertes scientifiques et sa fascination
envers l’ésotérisme hellénistique tardif l’ont très vite conduit à quitter
cet ordre – une entreprise des plus courageuses pour l’époque. Depuis lors,
il eut une vie mouvementée sur les routes, qui le fit parcourir toute
l’Europe. Pourtant, l’ex-moine ingénieux et agité écrivit et publia de
nombreux travaux “révolutionnaires” dans lesquels il prit une position
critique envers les dogmes de l’église sur toutes sortes de sujets.
Le fait que Bruno
défendit de nombreuses idées a rejoint la vue moderne du monde qui
apparaissait à cette époque, surtout le système copernicien, firent de lui
un héros en avance sur son temps durant sa propre vie. Après qu’il avoir
été reconnu coupable d’hérésie par l’Inquisition en 1600 et brûlé sur le
bûcher au Campo dei Fiori à Rome, l’intelligentsia européenne l’a proclamé
plus grand “martyr de la science
moderne”.
Cette image lui est
restée jusqu’à nos jours. Pourtant, ce n’est pas tout à fait justifié, car
Bruno était bien plus intéressé par les idées ésotériques de l’Antiquité et
par l’occultisme de son époque que par la recherche scientifique moderne.
La quasi-totalité de ses travaux concernent des thèmes
magiques/mystiques/mythologiques.
Comme les
pratiquants du tantrisme indien, le philosophe dynamique et excentrique de
la Renaissance était convaincu que l’univers entier était retenu ensemble
par l’amour érotique. L’amour, qui dans toutes ses déclinaisons gouverne le
monde, depuis la nature physique jusqu’aux ciels métaphysiques, depuis la
sexualité jusqu’à l’amour sincère des mystiques “conduit ou bien aux
animaux [sexualité] ou à l’intelligible et est alors appelé divin [mysticisme].“ (cité par Samsonow, 1995,
p. 174).
Bruno étendit le
terme Eros (l’amour érotique) pour englober en dernière instance toutes les
émotions humaines, et l’a décrit en général comme la force première qui
lie, ou plutôt – comme il le disait – “enchaîne”, grâce à l’affect.
“La chaîne la plus puissante, d’entre toutes, est… l’amour”. (cité par Samsonow, 1995, p. 224). La personne aimée est
“enchaîné” à l’amant. Mais le
contraire ne s’applique pas obligatoirement, et alors l’amant ne ressent
pas lui-même d’amour.
Cette définition de
l’amour comme une “chaîne” permit
même à Bruno de voir la haine comme une façon d’exprimer l’amour érotique,
puisque celui ou celle qui hait est juste “enchaînée” à la personne haïe
par ses émotions, comme l’aimé est à l’amant. Pour illustrer plus
graphiquement les parallèles entre la philosophie de Bruno et le Tantrisme,
nous allons maintenant parler de l’aimé comme étant féminine plutôt que
masculine. Bruno utilisait ce terme de façon totalement générique à la fois
pour les femmes et les hommes.
Selon Bruno, “la
capacité d’enchaîner” est aussi la caractéristique principale de la magie,
le magicien se comporte donc en escapologiste
lorsqu’il lie à lui sa « „victime” (que ce soit un humain ou un esprit) par
l’amour. “Lorsque nous avons parlé de la magie naturelle, nous avons décrit
dans quelle mesure toutes les chaînes sont comparables à la chaîne de
l’amour, subordonnées à la chaîne de l’amour, ou qu’elles résultent de la
chaîne de l’amour” (cité par Samsonow, 1995, p. 213).
Plus que toute
autre chose, l’amour relie les gens, et cela lui donne quelque chose de
démoniaque lorsque c’est exploité par un partenaire au détriment de
l’autre. “En ce qui concerne tous ceux qui se consacrent à la philosophie
ou à la magie, il est tout à fait évident que le lien le plus élevé, le
plus important et le plus général appartient à l’amour érotique : et c’est
pourquoi les platoniciens appellent l’amour le Grand Démon, daemon magnus”. (cité par Couliano,
1987, p. 91).
Comment cette magie
érotique fonctionne? Selon Bruno une implication érotique/magique naît
entre deux aimants, un tissu propre à l’affect, aux émotions, et aux
humeurs. Il s’y réfère sous le terme de rete (un
filet ou tissu). Il est tissé à partir de subtiles “fils de l’affect”, mais
est ainsi d’autant plus liant. (Souvenons-nous que le mot sanskrit “tantra”
signifie “tissu” ou “filet”.)
La
statue de Bruno au Campo di Fiori à Rome
Le rete (le filet érotique) peut s’exprimer sous forme de relation
sexuelle (au travers de la dépendance sexuelle), mais dans la plupart des
cas c’est d’une nature psychologique ce qui néanmoins renforce son pouvoir
de lier. Chaque forme d’amour lie de sa propre manière: “Cet amour”, dit
Bruno, “est unique, et est une chaîne qui rend toute chose une” (cité par Samsonow, 1995, p. 180).Une personne, si elle le
souhaite, peut contrôler celle qui est reliée à elle par l’amour, puisque
“par cette chaîne l’aimée est ravie, et veut donc être transférée à
l’amant” comme l’écrit Bruno. (cité par Samsonow,
1995, p. 181). En conséquence, le vrai magicien est l’amant, qui exploite
l’énergie érotique de l’aimée dans l’accumulation de son propre pouvoir. Il
transforme l’amour en pouvoir, il est un manipulateur de l’amour érotique.
(Le philosophe de la Renaissance tente de décrire ce processus de
transformation dans son texte De vinculis in genere – 1591)
Comme nous allons
bientôt le voir, même si le manipulateur décrit par Bruno n’est pas
littéralement un pratiquant du tantrisme, la seconde partie de la
définition avec laquelle nous avons préfacé notre étude semble toujours
correspondre :
Le mystère du Bouddhisme Tantrique
consiste en…
la manipulation de l’amour érotique
afin d’atteindre le pouvoir androcentrique
universel.
Le manipulateur
également appelé “chasseur d’âme” par Bruno, peut atteindre le cour de l’aimée par son sens de la vue, par son ouïe,
par son esprit, et par son imagination, et ainsi l’enchaîner à lui. Il peut
le regarder, lui sourire, tenir sa main, la noyer dans des compliments
flatteurs, coucher avec elle, ou l’influencer par son pouvoir
d’imagination. “Dans l’enchainement”, dit Bruno, “il y a quatre mouvements.
Le premier est la pénétration ou l’insertion, le second l’attachement ou la
chaîne, le troisième l’attraction, le quatrième la connexion, qui est aussi
connue sous le nom de plaisir…. De ce fait l’aimée veut pénétrer
complètement l’amant par sa langue, sa bouche, ses yeux, etc.” (Samsonow, 1995, pp. 171, 200).
Autrement dit, non
seulement l’aimée se laisse enchainer, elle doit aussi éprouver le plus
grand désir pour ce lien. Ce désir doit augmenter jusqu’au point de vouloir
s’offrir elle-même avec son être tout entier au manipulateur qu’elle aime
er et “disparaitre en lui”.
Cela donne à ce dernier le pouvoir absolu sur la personne enchainée.
Le manipulateur
suscite toutes sortes d’illusions dans la conscience de sa victime d’amour
et éveille ses émotions et désirs. Il ouvre le
cour de l’aimée et peut prendre possession de la personne “blessée” de la
sorte. Il est le seigneur des émotions extérieures et, “a des moyens à sa
disposition pour établir toutes les chaines qu’il veut : l’espoir, la
compassion, la peur, l’amour, la haine, l’indignation, la colère, la joie,
la patience, le mépris pour la vie et la mort” écrit Joan P. Couliano dans son livre, Eros and magic in the Renaissance . (p. 94).
Pourtant l’enchaînement
magique peut ne jamais s’établir sans la volonté manifeste de la personne
enchantée. Au contraire, le manipulateur doit toujours éveiller l’idée chez
sa victime que tout se passe uniquement dans ses intérêts. Cela créé
l’illusion totale que la personne aimée est élue, qu’elle est un individu
indépendant qui suit sa propre volonté.
Bruno mentionne une
méthode indirecte de gagner de l’influence, dans laquelle l’aimée ne sait
pas du tout qu’elle est manipulée. Dans ce cas, le manipulateur utilise “de
puissants êtres invisibles, démons et héros”, qu’il évoque par des
incantations magiques (mantras) de manière à obtenir le résultat souhaité
avec leur aide (Couliano, 1987, p. 88).
Nous apprenons de
la citation suivante comment les esprits invoqués travaillent pour le
manipulateur: Ils ont besoin, “ni de se faire entendre à l’oreille, ni de
la voix ni de murmures, mais plutôt de pénétrer les sens intérieurs [de la
bien-aimée]. Ainsi ils ne produisent pas seulement des rêves et ne font pas
seulement entendre des voix et toutes sortes de choses que qui peuvent être
vues, mais ils imposent aussi certaines pensées à l’état de veille comme
étant la vérité, qui sont difficilement décelables comme provenant de
quelqu’un d’autre.” (Samsonow, 1995, p. 140).La
bien-aimée croit ainsi qu’elle agit dans ses propres intérêts et en suivant
sa propre volonté, alors qu’elle est en fait dirigée et contrôlée par des
flatteries magiques.
Le manipulateur
lui-même ne cède lui-même à aucune inclination émotionnelle. Comme un yogi
tantrique il doit garder ses propres sentiments sous un contrôle complet du
début jusqu’à la fin. C’est pour cela qu’une égocentricité bien développée
est une caractéristique nécessaire pour un bon manipulateur. Il ne permet
qu’un seul amour : le narcissisme (philautia), et
selon Bruno seule une petite élite possède la capacité demandée, puisque la
majorité des gens cèdent à des émotions incontrôlées.
Le manipulateur
doit avoir son imagination totalement sous contrôle et lui tenir la bride :“Soyez prudent,” lui dit Bruno en guise
d’avertissement, “de ne pas vous-même, de manipulateur, vous transformer
l’outil des fantasmes”. (cité par Couliano, 1987,
p. 92).
Comme ses collègues
orientaux (les Siddha) le magicien européen véritable doit être capable, “d’organiser,
de rectifier et de fournir du rêve, d’en créer différents sortes à volonté”
(Couliano, 1987, p. 92). Il ne doit développer
aucun sentiment réciproque pour l’aimée, mais prétendre les avoir, puisque,
comme le dit Bruno, “les chaînes de l’amour, l’amitié, la bonne volonté, la
faveur, la luxure, la charité, la compassion, le désir, la passion,
l’avarice, et la convoitise, disparaissent facilement si elles ne sont pas
fondées sur l’interdépendance. De là vient le dicton : l’amour périt sans
amour”. (cité par Samsonow, 1995, p. 181).
Cette déclaration
est d’une intention des plus cyniques, car le manipulateur ne s’intéresse
pas à retourner l’amour érotique de l’aimée, mais plutôt à simuler une
telle réciprocité. Mais pour que l’illusion réussisse le manipulateur ne
doit cependant pas rester totalement froid. Il doit savoir par sa propre
expérience les sentiments qu’il suscite chez l’aimée, mais ne doit jamais y
céder lui-même: “Il est même censé attiser dans son mécanisme fantasmatique
[son imagination] de formidables passions, à condition qu’elles soient
stériles et qu’il en soit détaché. Car il n’est pas possible d’ensorceler
les autres sans expérimenter en soi-même ce qu’il souhaite produire chez sa
victime”. (Couliano, 1987, p. 102).
Le fait d’évoquer
des passions sans en devenir la proie est aussi, comme nous le savons,
presque un leitmotiv tantrique. Pourtant, l’aspect le plus étonnant de la
thèse de la manipulation de Bruno est que, comme dans le Vajrayana, il mentionne la conservation du sperme comme
étant un instrument puissant de contrôle que le magicien devrait maîtriser,
puisque “par l’expulsion du sperme les chaines [de l’amour] se délient, et
par la rétention elle se resserrent”. (cité par Samsonow, 1995, p. 175). Dans un autre passage nous
lisons: “Si elle est [la semence virile] expulsée par une partie
appropriée, la force de la chaîne est proportionnellement réduite”. (cité
par Samsonow, 1995, p. 175). Ou l’inverse : une
personne qui retient son sperme, peut ainsi renforcer la servitude érotique
de l’aimée.
Les thèses de Bruno
selon lesquelles il existe une correspondance entre l’amour érotique et le
pouvoir est ainsi également en accord avec le dogme tantrique sur la
question de la gnose du sperme. Sa théorie de la manipulabilité
de l’amour nous offre de précieux aperçus psychologiques de l’âme de
l’aimée et de son manipulateur.
Elles nous aident
aussi à comprendre pourquoi les femmes s’abandonnent aux yogis bouddhistes
et ce qui se joue dans leur univers affectif durant les rites. Comme nous
l’avons déjà indiqué, ce sujet est totalement éliminé des discussions sur
le tantrisme. Mais Bruno l’aborde ouvertement et cyniquement – c’est le cour de l’aimée qui est manipulé. L’effet pour le
manipulateur (ou yogi) est d’autant plus important lorsque son karma mudra
(partenaire dans certaines pratiques des tantras) s’abandonne totalement à
lui.
Le traité de Bruno,
De vinculis
in genere [Sur les forces de liaison en
général] (1591), est seulement comparable, en termes de cynisme et de franchise,
au Prince (1513) de Machiavel. Mais son travail va plus loin. Couliano signale avec raison que Machiavel n’examine
que la politique, tandis que chez Bruno, il s’agit de manipulation
psychologique. Il s’agit moins dès lors de l’amour d’un prince mais plutôt
de l’amour érotique des masses qui devraient – elle affirme que c’est là ce
que voulait dire Bruno – servir le manipulateur comme une “chaîne”.
L’ancien moine de
Nola reconnaissait que “l’amour” manipulé est un instrument puissant de
contrôle pour la séduction des masses. Sa théorie contribue donc à beaucoup
mieux comprendre l’attractivité extatique que les dictateurs et les
pontifes exercent sur les gens qui les aiment. C’est ce qui rend le travail
de Bruno actuel en dépit de son contenu cynique.
Les observations de
Bruno sur “l’amour érotique en tant que chaîne” sont essentiellement
tantriques. Comme le Vajrayana, elles concernent
la manipulation de l’érotique afin de produire du pouvoir spirituel et
temporel. Bruno reconnaissait que l’amour au sens le plus large est
“l’élixir de vie”, ce qui rend possible l’établissement et le maintien des
institutions de pouvoir dirigées par une personne (comme le Pape, le Dalaï-Lama, ou un dictateur “aimé” par exemple). Aussi
fort que l’amour puisse être, s’il reste unilatéral, il est manipulable par
la personne qui joue le rôle de “l’amant”. En effet, plus il se renforce,
plus il peut être utilisé, et ce à mauvais escient, à des fins du pouvoir
(par l’amant).
Le fait que le
tantrisme se concentre davantage sur la sexualité que sur les formes les
plus sublimes de l’amour érotique, ne change rien sur ce principe
“d’exploitation érotique”. La manipulation des formes plus subtiles d’amour
comme la vue (Carya Tantra), le
sourire (Kriya Tantra), et le toucher (Yoga Tantra) sont également connues
dans le Vajrayana.
De même, dans le
bouddhisme tantrique comme dans toute institution religieuse, “l’amour
spirituel” de ses croyants est une énergie vitale dans laquelle rien ne
pourrait exister. Dans la seconde partie de notre étude, nous aurons à
démontrer comme le chef des bouddhistes tibétains, le Dalaï-Lama,
réussit à lier à lui encore davantage de croyants Occidentaux par les
“chaînes de l’amour”.
À ce propos, dans
son livre que nous avons cité (« Eros and Magic
in the Renaissance« ) Couliano est d’avis
que via les médias de masse, l’Occident est déjà pris dans la toile d’un
tel “filet érotique” (rete) manipulable. À la fin
de son analyse du traité de Bruno sur le pouvoir, il conclut ainsi: “Et
puisque les relations entre les individus sont contrôlées par des critères
‘érotiques’ dans le sens le plus large de l’adjectif, la société humaine à
tous les niveaux n’est elle-même que de la magie à l’ouvre. Sans même en
être conscient, tous les êtres qui, en raison de la façon dont le monde est
construit, se trouvent dans un lieu intersubjectif intermédiaire,
participent à un processus magique. Le manipulateur est le seul qui, ayant
compris l’ensemble de ce mécanisme, est d’abord un observateur des
relations intersubjectifs qui acquiert simultanément des connaissances à
partir desquelles il cherche ensuite à en profiter” (Couliano,
1987, p. 103). Mais Couliano omet de fournir une
réponse à la question de savoir qui pourrait être ce manipulateur.
Dans la seconde
partie de notre analyse nous aurons à examiner si le Dalaï-Lama
avec son message d’amour à travers le monde, son pouvoir sur le filet (rete) des médias Occidentaux, et ses techniques de
magie sexuelles du Kalachakra Tantra, répond aux
critères du magicien au sens où l’entend Giordano Bruno.
Sources:
Couliano, Joan P, Eros and Magic in the Renaissance, Chicago, etc. 1987
Samsonow, Elisabeth von (ed.), Giordano Bruno, Munich 1995
.
|