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Chapitre 14 de la deuxième partie du livre

L’ombre du Dalaï-lama

sexualité, magie et politique dans le bouddhisme tibétain 

Éxposé du livre

(Édition anglais: The Shadow of the Dalai Lama )

Le chapitre a été traduit par Franz Destrebecq 

Pour les références: References

  

14. LA  RIVALITE  METAPHYSIQUE 

ENTRE  LA  CHINE  ET  LE TIBET

 

La puissance d’Asie Centrale qui entraîna pendant des siècles la bouddhocratie tibétaine dans la plus profonde rivalité fut l’Empire chinois. Même si les discussions actuelles concernant les relations historiques entre les deux pays sont centrées sur des questions de territoire, après un examen plus attentif nous devons considérer cela comme un objet projeté de la véritable dispute. En effet, derrière la façade politico-étatique se trouve cachée une lutte pour le pouvoir beaucoup plus importante, métaphysiquement motivée. Le monde magique/exotique du lamaïsme et l’écoulement des grands fleuves vitaux depuis les pays montagneux vers l’ouest conduisirent à la croissance de l’idée dans l’« Empire du Milieu » que les événements au Tibet avaient une influence décisive sur le destin de leur propre pays. Le destin du « Pays des Neiges » et celui de la Chine furent vus par les deux cotés comme étant étroitement liés. Au début du vingtième siècle, des dirigeants tibétains dirent à l’Anglais Charles Bell que le Tibet était le « toit de la Chine » (Bell, 1994, p.114). Aussi absurde que cela puisse paraître, l’élite dirigeante chinoise ne se débarrassa jamais complètement de cette croyance et elle prit donc sa politique tibétaine particulièrement au sérieux.

 

De plus, les souverains des deux nations, le « Fils du Ciel » (l’empereur chinois) et le « Océan de
sagesse » (le Dalaï-lama), prétendaient au trône mondial et avaient la prétention de représenter le centre du cosmos, d’où ils voulaient gouverner l’univers. Comme nous l’avons démontré avec la vision inspirante et le destin de l’impératrice Wu Zetian, l’idée bouddhiste d’un Chakravartin influença l’Empire chinois à un stade très précoce (700 apr. JC). Durant la dynastie Tang, les souverains de la Chine furent adorés comme des incarnations du Bodhisattva Manjushri et comme des « Seigneurs de la Roue » (Chakravartin).

 

En outre, il était complètement indifférent que l’Empereur chinois du moment fût de tendance plus taoïste, confucéenne ou bouddhiste, puisque l’idée d’un cosmocrate était commune aux trois systèmes. Même les Tibétains lui attribuaient parfois ce rôle, comme le Treizième Dalaï-lama par exemple, qui parlait des souverains mandchous comme de Chakravartins (Klieger, 1991, p. 32).

 

Nous ne devons pas non plus oublier que plusieurs des potentats chinois se firent initier aux tantras et revendiquèrent les visions de pouvoir qui y sont exprimées. En 1279 Chögyel Phagpa, le grand abbé du Sakyapa, initia le conquérant mongol de la Chine et fondateur de la dynastie Yuan, Koubilaï Khan, au Tantra de Hevajra. En 1746, le souverain Qian Long reçut une initiation tantrique lamaïste de Chakravartin. Ensuite ce fut une tradition établie de reconnaître l’Empereur de Chine comme une émanation du Bodhisattva Manjushri. Cela démontre que deux Bodhisattavas pouvaient aussi tomber dans le désaccord politique le plus passionné.

 

La culture tibétaine doit tout autant à la chinoise qu’à celle de l’Inde. Un portrait du grand chef militaire et roi, Songtsen Gampo (617–650), qui unifia les hauts plateaux en un seul Etat d’une taille jamais vue auparavant, est vénéré à travers tout le Tibet. Il est représenté en armure et flanqué de ses deux épouses principales. D’après la légende, la femme chinoise Wen Cheng et la népalaise Bhrikuti étaient des incarnations de la Tara blanche et de la Tara verte. Toutes deux sont supposées avoir introduit le bouddhisme au « Pays des Neiges » [1].

 

L’histoire confirme que la princesse impériale Wen Cheng était accompagnée d’apports culturels chinois qui révolutionnèrent toute la vie communautaire tibétaine. La culture des céréales et des fruits, l’irrigation, la métallurgie, le calendrier, un système scolaire, des poids et des mesures, un savoir-vivre et une mode vestimentaire – avec une grande ouverture d’esprit, le roi permit l’importation de ces bienfaits de la civilisation venant de l’« Empire du Milieu ». Des jeunes hommes de la noblesse tibétaine furent envoyés en Chine et en Inde pour étudier. Songtsen Gampo fit aussi des emprunts culturels aux autres Etats voisins des hauts plateaux.

 

Ces actions chinoises de paix et de créativité culturelle, cependant, furent précédées du coté tibétain par une politique de conquête très agressive et impérialiste. On dit que le roi avait commandé une armée de 200.000 hommes. L’art de la guerre pratiqué par cette incarnation du « compatissant » Bodhisattva, Avalokiteshvara, était considéré comme extrêmement barbare et les « faces rouges », comme les Tibétains étaient appelés, répandirent la peur et l’horreur dans toute l’Asie Centrale. L’étendue sur laquelle Songtsen Gampo réussit à développer son empire correspond à peu près à celle du territoire actuellement revendiqué par les Tibétains en exil comme leur zone de contrôle.

 

Depuis cette époque les échanges intensifs entre les deux pays n’ont jamais tari. Presque tous les régents de la dynastie mandchoue (1644-1912) jusqu’à l’impératrice douairière Tseu Hi se sentaient liés au lamaïsme sur la base de leurs origines mongoles, bien qu’ils exprimaient publiquement des idées qui étaient surtout confucéennes. Leur croyance les conduisit à faire construire de magnifiques temples lamaïstes à Pékin. Il y eut ici un total de 28 lieux sacrés lamaïstes construits dans la cité impériale depuis le 18ème siècle. De l’autre coté de la Grande Muraille, dans la région frontière mandchoue-mongole, les familles impériales édifièrent leur palais d’été. Elles firent construire un imposant monastère bouddhiste dans le voisinage immédiat et l’appelèrent le « Potala », comme la demeure du Dalaï-lama. Dans sa biographie, la princesse impériale, The Ling, rapporte que des rituels tantriques étaient encore pratiqués dans la Cité Interdite au début du vingtième siècle (cité par Klieger, 1991, p. 55). [2]

 

Si un Dalaï-lama voyageait en Chine, alors cela se faisait toujours en grande pompe. Il y avait des chamailleries constantes et débilitantes au sujet de l’étiquette, de la distance symbolique pour le rang des souverains lors de leurs rencontres. Lequel saluait l’autre en premier, lequel devait s’asseoir et à quel endroit, quel titre on devait lui donner – de telles questions étaient bien plus importantes que les discussions au sujet des frontières. Elles reflètent les plus subtiles nuances des positions relatives à l’intérieur d’un schéma cosmologique complet. Quand le « Grand Cinquième » entra à Pékin en 1652, il fut en effet reçu comme un prince régnant, car l’empereur mandchou régnant Shun Chi était très attiré par la doctrine bouddhiste. En faisant ses adieux au hiérarque il le couvrit de cadeaux précieux et l’honora comme le « Bouddha né de lui-même et chef de la précieuse doctrine et communauté, le Vajradhara Dalaï-lama » (Schulemann, 1958, p. 247), mais en secret il l’opposait au Panchen Lama.

 

La partie d’échecs cosmologique continua pendant des siècles sans jamais aucune conclusion claire, et donc pour les deux pays la majorité des questions politiques d’Etat resta sans réponse. Par exemple, Lhassa était obligé d’envoyer des présents à Pékin chaque année. Cela était naturellement considéré par les Chinois comme une sorte de tribut qui démontrait la dépendance du Pays des Neiges. Mais comme ces présents avaient pour réponse d’autres présents, les Tibétains voyaient la relation comme celle de partenaires égaux. Les Chinois répondirent par l’établissement d’une sorte de gouvernorat chinois au Tibet avec deux fonctionnaires connus sous le nom de Ambane. D’un point de vue chinois ils représentaient l’administration temporelle du pays. Pour pouvoir les jouer l’un contre l’autre et éviter la corruption, les Ambane étaient toujours envoyés au Tibet par paires.

 

Les Chinois tentèrent aussi d’avoir de l’influence sur la politique lamaïste des incarnations. Parmi l’aristocratie tibétaine et mongole, les enfants venant de leurs propres rangs étaient de plus en plus souvent reconnus comme de hautes incarnations. L’intention derrière cela était de rendre les importants postes cléricaux héréditaires de facto pour les nobles clans tibétains. Pour gêner de telles expansions de pouvoir familial, l’Empereur chinois imposa une procédure oraculaire. Dans le cas du Dalaï-lama, trois garçons devaient toujours être recherchés comme successeurs potentiels et ensuite la décision finale devait être prise sous la supervision chinoise par un tirage au sort. Les noms et dates de naissance des enfants devaient être écrits sur des bouts de papier, enveloppés dans de la pâte et placés dans une urne en or qui avait été donnée par l’Empereur Kien Lung lui-même et qu’il avait envoyée à Lhassa en 1793.

 

 

Mao Tse Tong : le Soleil Rouge

 

Mais la partie politique pour le trône mondial entre les deux pays s’est-elle terminée avec l’établissement du communisme chinois au Tibet ? Le conflit tibéto-chinois des 50 dernières années est-il seulement une confrontation entre spiritualisme et matérialisme, ou y avait-il « des forces et des puissances » à l’œuvre derrière la politique chinoise qui voulaient établir Pékin comme centre du monde aux dépens de Lhassa ? « Les questions de légitimité ont tourmenté toutes les dynasties chinoises », écrit le tibétologue Elliot Sperling au sujet des actuelles prétentions territoriales chinoises sur le Tibet, « traditionnellement, de telles questions tournaient autour de la question basique de savoir si une dynastie ou un souverain possédait le ‘Mandat du Ciel’. Parmi les signes qui accompagnaient la possession du Mandat figurait la capacité à unifier le pays et à triompher de tous les prétendants rivaux pour le territoire et le trône de Chine. Ce serait une erreur de ne pas voir le présent régime à l’intérieur de cette tradition » (Tibetan Review, août 1983, p. 18). Mais pour mettre à l’épreuve l’intéressante thèse de Sperling, nous devons avant tout considérer un homme qui modela la politique du Parti communiste de Chine comme aucun autre et qui fut vénéré par ses partisans comme un dieu : Mao Tse Tong.

 

D’après des récits tibétains, l’occupation du Tibet par les Chinois fut présagée à partir du début des années 50 par de nombreux signes « surnaturels » : alors qu’il méditait dans le monastère de Ganden, le Quatorzième Dalaï-lama vit la statue de la déité de la terreur Yamantaka tourner sa tête et regarder vers l’est avec une expression féroce. Divers désastres naturels, incluant un puissant séisme et des sécheresses, s’abattirent sur le pays. Des humains et des animaux donnèrent naissance à des monstres. Une comète apparut dans les cieux. Des pierres se détachèrent de plusieurs temples et tombèrent sur le sol. Le 9 septembre 1951, l’Armée Populaire de Libération chinoise entra dans Lhassa.

 

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Le Panchen-lama, Mao Tse Tong, le Dalaï-lama

 

Avant d’être obligé de s’enfuir, le jeune Dalaï-lama avait eu plusieurs rencontres avec le « Grand Président » et avait été très impressionné par lui. Lorsqu’il serra la main de Mao Tse Tong pour la première fois, le Kundun selon ses propres paroles sentit qu’il était « en présence d’une puissante force magnétique » (Craig, 1997, p. 178). Mao aussi sentit le besoin de faire un jugement métaphysique du roi-dieu : « Le Dalaï-lama est un dieu, pas un homme », dit-il et nuança ensuite cela en ajoutant : « En tous cas, il est vu de cette manière par la majorité de la population tibétaine » (Tibetan Review, janvier 1995, p. 10). Mao bavarda de nombreuses fois avec le roi-dieu au sujet de religion et de politique et est supposé avoir exprimé des opinions variées et contradictoires durant ces conversations. En une occasion, la religion était pour lui « l’opium du peuple » au sens marxiste classique, en une autre il voyait dans le Bouddha historique un précurseur de l’idée de communisme et déclarait que la déesse Tara était une « bonne femme ».

 

Le hiérarque du Tibet âgé de vingt ans regardait le paternel révolutionnaire de Chine avec admiration et nourrissait même le souhait de devenir membre du Parti communiste. Comme l’indique Mary Craig, il tomba sous le charme de l’Empereur rouge (Craig, 1997, p. 178). « J’ai entendu le président Mao parler de différentes questions », s’enthousiasmait le Kundun en 1955, « et j’ai reçu des instructions de lui. Je suis parvenu à la ferme conclusion que les brillantes perspectives pour le peuple chinois dans son ensemble sont aussi les perspectives pour nous les Tibétains ; le chemin de notre pays entier est notre chemin et pas un autre (Grunfeld, 1996, p. 142).

 

Mao Tse Tong, qui à cette époque appliquait une politique gradualiste, voyait dans le jeune Kundun un puissant instrument pour familiariser les élites féodales et religieuses du Pays des Neiges avec son Etat communiste multiethnique. Dans un programme en 17 points, il avait concédé « l’autonomie régionale nationale [du Tibet] sous la direction du Gouvernement Central du Peuple », et assurait que le « système politique existant », en particulier les « statut, fonctions et pouvoirs du Dalaï-lama » resteraient intacts (Goldstein, 1997, p. 47).

 

La Grande Révolution Culturelle Prolétarienne

Après la fuite du Dalaï-lama, le programme en 17 points était inutile et la politique gradualiste de Pékin épuisée. Mais ce fut sous la « Grande Révolution Culturelle Prolétarienne » (au milieu des années 60) que l’attitude de la Chine envers le Tibet changea fondamentalement pour la première fois. Dans une conception tantrique de l’histoire, la Révolution Culturelle chinoise devait être comprise comme une période de chaos et d’anarchie. Mao Tse Tong lui-même – comme un habile maître Vajra – évoqua délibérément un désordre général afin d’établir un paradis sur terre après la destruction des vieilles valeurs : « Un grand chaos conduira à un nouvel ordre », écrivit-il au début de la révolte de la jeunesse (Zhisui, 1994, p. 491). A travers tout le pays, étudiants, écoliers et jeunes travailleurs se mirent en marche pour répandre les idées de Mao Tse Tong. Le « Garde Rouge » de Lhassa se considéra lui aussi comme un agent de son « Grand Président », puisqu’il publia la déclaration suivante en décembre 1966 : « Nous, un groupe de rebelles révolutionnaires sans loi, brandirons les balais de fer et manierons les puissants gourdins pour balayer le vieux monde dans le désordre et plonger le peuple dans la confusion complète. Nous ne craignons aucun vent et aucune tempête, ni les tempêtes de sable et les chutes de rochers… Se rebeller, se rebeller, et se rebeller jusqu’à la fin afin de créer un monde nouveau brillant et rouge à partir de ce prolétariat » (Grunfeld, 1996, p. 183).

 

Bien que ce fût la destruction de la religion lamaïste qui était au cœur des attaques rouges au Tibet, on ne doit pas oublier que ce ne furent pas seulement des moines mais aussi des cadres de longue date du Parti chinois à Lhassa et dans les provinces tibétaines qui furent victimes de la brutale subversion. Même si elle fut déclenchée par Mao Tse Tong, la Révolution Culturelle fut essentiellement une révolte de la jeunesse et exprima un profond conflit de générations. Les intérêts nationaux ne jouèrent pas un rôle important dans ces événements. C’est pourquoi beaucoup de jeunes Tibétains participèrent aussi aux manifestations de rébellion à Lhassa, une chose qui pour des raisons faciles à comprendre est aujourd’hui  étouffée par Dharamsala.

 

Que Mao Tse Tong ait approuvé ou non la radicalité avec laquelle les Gardes Rouges se mirent au travail reste douteux. A ce jour – comme nous l’avons déjà rapporté – le Kundun pense que le Président du Parti n’était pas pleinement informé des actes de vandalisme au Tibet et que Chiang Ching, son épouse, en était la vraie responsable [3]. L’attitude de Mao peut probablement être décrite au mieux en disant que dans la mesure où le chaos servait à consolider sa position il l’aurait approuvé, et dans la mesure où il affaiblissait sa position il ne l’aurait pas approuvé. Pour Mao c’était seulement une question d’accumulation de pouvoir personnel, par quoi il faut garder à l’esprit, cependant, qu’il se voyait comme étant totalement dans la tradition de l’Empereur chinois en tant que concentration énergétique du pays et de ses habitants. Ce qui le renforçait, renforçait aussi la nation et le peuple. Dans cette mesure il pensait en termes micro- et macrocosmiques.

 

La « déification » de Mao Tse Tong

La tribune du peuple n’était pas exempte non plus des tentations de sa propre « déification » : « Le culte de Mao », écrit son médecin personnel, Zhisui, « se répandait dans les écoles, les usines et les communes – le Président du Parti devenait un dieu » (Li Zhisui, 1994, p. 442). Au fond, la Grande Révolution Culturelle Prolétarienne doit être regardée comme un mouvement religieux, et le « marxiste » de Pékin se révélait dans son culte comme un « être supérieur ».

 

Les nombreux récits des « merveilles des pensées de Mao Tse Tong », les innombrables lettres semblables à des prières venant de lecteurs des journaux chinois, et le petit « livre rouge » avec les sacro-saintes paroles du Grand Timonier, connu dans le monde entier comme la « bible maoïste », et le reste, firent du maoïsme une religion. Les objets que les ouvriers des usines donnaient au « Grand Président » étaient exposés sur des autels et vénérés comme de saintes reliques. Après que des « hommes du peuple » lui aient serré la main, ils ne lavaient plus les leurs pendant des semaines et parcouraient le pays en prenant les mains des passants avec l’impression qu’ils pouvaient leur donner un peu de l’énergie de Mao. Dans certains temples tibétains, des images du Dalaï-lama furent même remplacées par des icônes du leader communiste chinois.

 

En cela, Mao ressemblait plus à un pontife rouge qu’à un rebelle du peuple. Ses partisans le vénéraient comme un homme-dieu en face de qui l’individualité de tout autre Chinois mortel s’éteignait. « L’égalité devant Dieu », écrit Wolfgang Bauer en se référant au Grand Président Mao Tse Tong, « illuminait réellement ceux qui se sentaient émus par lui et leur permettait de devenir des ‘frères’ ou des moines [!] d’un certain genre revêtus de robes qui n’étaient pas seulement les plus humbles mais aussi toutes identiques, et cela provoquait la disparition de toutes les caractéristiques individuelles » (Bauer, 1989, p. 569).

 

Les Tibétains, eux-mêmes sujets d’un roi-dieu, n’avaient pas de problèmes avec de telles images ; pour eux le « communiste » Mao Tse Tong était l’« Empereur chinois », du moins à partir de la Révolution Culturelle. Plus tard, ils transférèrent même les métaphores impériales au réformateur « capitaliste » Deng Xiaoping : « Ni le terme ‘empereur’ ni ‘leader suprême’ ni ‘patriarche’ n’apparaissent dans la constitution chinoise, mais c’est pourtant la position que Deng occupait… il possédait le pouvoir politique à vie, tout comme les anciens empereurs » (Tibetan Review, mars 1997, p. 23).

 

Le « tantrisme » de Mao Tse Tong

Le plus stupéfiant, cependant, est que comme le Dalaï-lama, Mao Tse Tong aussi se livrait à des pratiques « tantriques », bien qu’à la chinoise. Comme le rapporte son médecin personnel, Li Zhisui, même à un âge avancé le Grand Président conserva un insatiable appétit sexuel. Une concubine suivait l’autre. En cela, il imitait un privilège qui n’était accordé à cette échelle qu’aux empereurs chinois. Comme ceux-ci, il voyait ses liaisons moins comme une satisfaction de ses désirs que comme des exercices magiques sexuels. Le « tantrika » chinois [4] est avant tout un spécialiste de la prolongation de la durée de la vie humaine. Il n’est pas inhabituel pour les vieux textes de recommander d’amener des jeunes filles comme « rafraîchisseuses » à des hommes âgés. Cette méthode de rajeunissement est répandue dans toute l’Asie et était aussi connue des hauts lamas du Tibet. Le Tantra de Kalachakra recommande le rajeunissement d’un homme de 70 ans par une mudra [fille de sagesse] » (Grünwedel, Kalacakra II, p. 115).

 

Mao connaissait aussi le secret de la rétention de la semence : « Il devint un adepte des pratiques sexuelles taoïstes », écrit son médecin personnel, « par lesquelles il cherchait à prolonger sa vie et qui pouvaient lui servir de prétexte pour ses plaisirs. Ainsi il affirmait, par exemple, qu’il avait besoin de yin shui (l’eau du yin, c’est-à-dire les secrétions vaginales) pour compléter son propre yang (sa substance masculine, la source de sa force, de son pouvoir et de sa longévité) qui s’affaiblissait. Comme c’était si important pour sa santé et sa force de renforcer son yang il n’osait pas le gaspiller. Pour cette raison il n’éjaculait que rarement pendant le coït et au contraire il gagnait de la force et du pouvoir à partir des secrétions de ses partenaires femelles. Plus le Président absorbait de yin shui, plus sa substance mâle devenait puissante. De fréquents rapports sexuels étaient nécessaires pour cela, et il préférait aller au lit avec plusieurs femmes en même temps. Il demandait aussi à ses partenaires femelles de le présenter à d’autres femmes – apparemment afin de renforcer sa force de vie à travers des orgies partagées » (Li Zhisui, 1994, pp. 387-388). Il donnait aux nouvelles recrues femelles un manuel à lire intitulé Secrets d’une fille ordinaire, afin qu’elles puissent se préparer à un rendez-vous taoïste avec lui. Comme les élèves d’un lama, les jeunes membres de la « cour rouge » étaient fascinés par la perspective d’offrir au Grand Président leurs épouses comme concubines (Li Zhisui, 1994, pp. 388, 392).

 

Les deux principaux symboles de sa vie peuvent être considérés comme des emblèmes de son androgynie tantrique : l’« eau » féminine et le « soleil » masculin. Wolfgang Bauer a attiré l’attention sur la signification hautement sacrée que l’eau et la natation avaient dans le monde symbolique de Mao. Ses démonstrations de natation, durant lesquelles il couvrait de longues étendues du Yang-Tsé, le « Fleuve jaune », étaient supposées « exprimer le début d’une nouvelle et audacieuse entreprise, par laquelle un monde meilleur surgirait : c’était, », dit l’auteur, « une sorte d’action cultuelle » qu’il « accomplissait avec une nécessité presque rituelle à la veille de la ‘Révolution Culturelle’ » (Bauer, 1989, p. 566).

 

L’une des images les plus populaires de cette période fut celle de Mao en tant que « Grand Timonier » qui guidait infailliblement les masses à travers les vagues de l’océan révolutionnaire. Par milliards (!) de copies, des poèmes comme le suivant furent distribués parmi le peuple :

 

En naviguant en haute mer nous faisons confiance au timonier

Comme les dix mille êtres en croissance font confiance au soleil.

Si la pluie et la rosée les mouillent, les pousses deviennent fortes.

Ainsi nous faisons confiance, en poursuivant la révolution,

Aux pensées de Mao Tse Tong.

 

Le poisson ne peut pas vivre hors de l’eau,

Les melons ne poussent pas en-dehors de leur carré.

Les masses révolutionnaires ne peuvent rester séparées

Du Parti Communiste. Les pensées de Mao Tse Tong

Sont leur soleil qui ne se couche jamais.

 (cité par Bauer, 1989, p. 567)

 

Dans cette chanson nous rencontrons le second symbole de pouvoir dans le culte de Mao à coté de l’eau : le « soleil rouge » ou le « grand soleil de l’est », une métaphore qui – comme nous l’avons déjà rapporté – ressurgit plus tard avec le « guerrier de Shambhala » tibétain, Chögyam Trungpa. « Vive le Président Mao, notre commandant suprême et le soleil le plus rouge dans nos cœurs », chantait-on pendant la Révolution Culturelle (Avedon, 1985, p. 349). Les « pensées de Mao Tse Tong » étaient aussi « égalées à un soleil rouge qui se levait sur une époque rouge elle aussi, une vénération qui s’exprimait dans les innombrables portraits représentant Mao entouré de rayons rouges » (Bauer, 1989, p. 568). Dans cette héliolâtrie, le sinologue Wolfgang Bauer voit une influence religieuse originaire non de Chine mais des religions ouest-asiatiques de la lumière comme le zoroastrisme et le manichéisme qui entrèrent dans l’Empire du Milieu durant la période Tang et qui s’y combinèrent aux idées bouddhistes (Bauer, 1989, p. 567). En effet, la même origine est attribuée au Tantra de Kalachakra par plusieurs spécialistes.

 

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Mao Tse Tong, le soleil qui ne se couche jamais

 

La théorie de Mao Tse Tong sur la « blancheur » semble aussi tantrique. Dès 1958 il écrivit que le poids de la Chine parmi la famille des peuples reposait sur le fait qu’avant tout [elle] est pauvre et ensuite, blanche… Une feuille de papier blanc n’a pas de taches, et donc les mots les plus nouveaux et les plus beaux peuvent être écrits sur elle, les images les plus nouvelles et les plus belles peintes sur elle » (cité par Bauer, 1989, pp. 555-556). Bauer voit des traces explicites de l’idéal bouddhiste du « vide » dans cela : « La ‘personne blanche’, dont la présence selon la vision de Mao est particulièrement prononcée parmi le peuple chinois, n’est pas seulement la personne ‘pure’, mais aussi en même temps la ‘nouvelle personne’ dans laquelle… tous les vieux organes du corps ont été remplacés par de nouveaux, et toutes les anciennes convictions par de nouvelles. C’est ici que devient apparente la véritable signification de la transformation spirituelle de la personne chinoise, imprégnant délibérément toutes les facettes de la personnalité, approchant de la mystique, encouragée par tous les moyens de la psychologie de masse, et que l’Occident qualifie avec horreur de ‘lavage de cerveau’ » (Bauer, 1989, p. 556).

 

Comme s’ils voulaient exorciser leurs propres pratiques tantriques répugnantes en les projetant sur leur principal adversaire, les Tibétains en exil font appel à des sources chinoises pour lier la Révolution Culturelle à des pratiques rituelles cannibales. Des individus qui avaient été tués pendant les luttes idéologiques devenaient des objets de cannibalisme. On disait que des membres de la Garde Rouge, de nuit et en grand secret, avaient arrachés le cœur et le foie des victimes et les avaient consommés crus. On racontait qu’en certaines occasions des gens avaient été maintenus de manière à ce que leur cervelle puisse être sucée en utilisant un tube de métal (Tibetan Review, mars 1997, p. 22). Cette propagande anti-chinoise peut soulever des doutes quant à la part de vérité qu’elle contient, néanmoins si ces choses avaient réellement eu lieu elles aussi auraient rapproché les événements révolutionnaires d’un modèle tantrique.

 

Une rivalité spirituelle entre le Quatorzième Dalaï-lama et Mao Tse Tong ?

La base religieuse cachée de la Révolution Culturelle chinoise nous empêche de décrire la compréhensible opposition entre Mao Tse Tong et le Dalaï-lama comme une antinomie entre matérialisme et spiritualité – une interprétation que les lamas tibétains, les communistes chinois, et l’Occident ont tous adoptée, bien que tous avec une évaluation différente. Plutôt, les deux systèmes (le chinois et le tibétain) étaient – comme le souverain du Potala et le régent de la Cité Interdite l’avaient été pendant des siècles – en lutte mythique pour le contrôle du monde, tous deux désirant être le symbole du « grand soleil de l’est ». Mao aussi avait tenté d’imposer son idéologie politique à toute l’humanité. Il appliquait la « théorie de la prise des villes par le contrôle des campagnes » et des fermiers, théorie qu’il rédigea et mit en pratique durant la « Longue Marche » comme un concept révolutionnaire pour toute la planète, où il déclarait que les pays non-industrialisés d’Asie, d’Afrique et d’Amérique du Sud étaient les « villages » qui se révolteraient contre les riches nations industrielles qui étaient les « villes ».

 

Mais il ne peut y avoir qu’un seul souverain mondial ! En 1976, l’année où mourut le « pontife rouge » (Mao Tse Tong), d’après les Tibétains en exil les choses menaçaient de tourner encore plus mal pour les Tibétains. L’oracle d’Etat avait prononcé les plus sombres prédictions. Là-dessus Sa Sainteté le Quatorzième Dalaï-lama se retira pour une retraite, la plus longue qu’il eût jamais faite en Inde : « Une pratique extrêmement stricte », commenta-t-il plus tard personnellement, « qui requiert une solitude complète pendant plusieurs semaines, liée à un enseignement très particulier du Cinquième Dalaï-lama (Levenson, 1992, p. 242). Le résultat de cette « pratique » fut, comme le rapporte Claude B. Levenson, ce qui suit : d’abord il y eut « un séisme majeur en Chine, avec des milliers de victimes. Ensuite Mao tira sa dernière révérence sur la scène terrestre. Cela poussa un Indien qui était proche des Tibétains à déclarer : « C’est suffisant, arrêtez vos prières, autrement le ciel va tomber sur la tête des Chinois » (Levenson, 1992, p. 242). En fait, peu avant sa mort le « Grand Président » fut directement affecté par ce séisme. Comme le rapporte son médecin personnel (qui était présent), le lit fut secoué, la maison oscilla, et un toit métallique proche trembla de manière inquiétante.

 

Que cela ait été une coïncidence ou non, si un rituel secret avait été accompli par le Quatorzième Dalaï-lama pour « libérer » Mao Tse Tong, il ne pouvait s’agir que de pratiques de mort semblables à celles du vaudou, venant du Manuscrit d’Or du « Grand Cinquième ». De plus, d’après l’autobiographie du Quatorzième Dalaï-lama il est clair que le jour de la mort de Mao il [le Dalaï-lama] était occupé avec le Tantra du Temps. De cette époque [1976], le Kundun dit : « J’étais au Ladakh, faisant partie de la lointaine province indienne du Jammu et Cachemire, où je conduisais une initiation au Kalachakra. Le second des trois jours de la cérémonie, Mao mourut. Et le troisième jour, la pluie tomba tout le matin. Mais dans l’après-midi, il apparut l’un des plus beaux arcs-en-ciel que j’ai jamais vu. J’étais certain que cela devait être un bon présage » (Dalaï-lama XIV, 1990, 222).

 

 

L’ère post-maoïste au Tibet

 

Les Chinois de l’ère Deng reconnurent l’erreur de leur politique durant la Révolution Culturelle et firent leur autocritique concernant les événements au Tibet. Une tentative fut faite pour corriger les erreurs et diverses anciennes restrictions furent assouplies peu à peu. Dès 1977 le Kundun se vit offrir la chance de revenir au Tibet. Ce n’était pas un subterfuge mais plutôt une tentative sincère d’apaisement. On pouvait parler de tout, disait Deng Xiaoping, à l’exception de l’indépendance totale du Tibet.

 

Ainsi, au cours des années, avec des interruptions occasionnelles, des contacts informels eurent lieu entre les représentants des Tibétains en exil et les cadres du Parti chinois. Mais aucun accord ne fut trouvé.

 

Le Parti Communiste de Chine garantissait la liberté de la pratique religieuse, mis à part certaines restrictions. Par exemple, il était interdit de pratiquer la « propagande religieuse » en-dehors des murs des monastères, ou de recruter des moines âgés de moins de dix-huit ans, afin de protéger les enfants de l’« endoctrinement religieux ». Mais en gros la foi bouddhiste pouvait être pratiquée librement, et elle s’est épanouie comme jamais auparavant au cours des trente-cinq dernières années.

 

Dans le même temps, des centaines de milliers de touristes occidentaux ont visité le « toit du monde ». Des exilés tibétains, individuellement ou en groupes de voyage, furent aussi  autorisés à visiter le Pays des Neiges à titre privé ou furent même invités officiellement en tant qu’« invités de l’Etat ». Parmi eux figura Gyalo Thondup, frère et conseiller militaire du Dalaï-lama, qui conspira pendant des années avec la CIA contre les communistes chinois et qui comptait parmi les plus grands ennemis de Pékin. Les Chinois étaient fermement convaincus que les délégations officielles du Kundun ne soulèveraient pas beaucoup d’intérêt parmi le peuple. C’est le contraire qui se produisit. Des milliers de gens se pressèrent à Lhassa pour voir le frère du Dalaï-lama.

 

Mais apparemment ce climat « libéral » ne put pas et ne peut toujours pas guérir les profondes blessures infligées après l’invasion et durant l’occupation chinoise. 

 

Jusqu’en 1998, l’opposition à Pékin au Tibet fut plus forte que jamais auparavant depuis la fuite du Dalaï-lama, comme l’indiquent la sanglante rébellion d’octobre 1987 [5] et les vagues de manifestations et de protestations ininterrompues depuis lors. Pour cette raison, l’état d’urgence fut imposé à Lhassa et dans la région avoisinante jusqu’en 1990. Le spécialiste du Tibet Ronald Schwartz a publié une intéressante étude dans laquelle il prouve de manière convaincante que les activités de résistance tibétaines se conforment à des modèles ritualisés. Religion et politique, protestations et rituels sont fusionnés ici aussi. En même temps que sa fonction communicative, chaque manifestation possède ainsi une fonction symbolique, et est au fond pour les participants un acte magique qui par sa répétition constante est supposé provoquer l’expulsion des Chinois et le développement d’une conscience nationale parmi le peuple.

 

La cérémonie centrale de protestation dans le pays consiste dans l’encerclement du Temple de Jokhang par des moines et des laïcs qui portent le drapeau tibétain. Cette action est connue sous le nom de khorra et est liée à une tradition de circumambulation. Depuis des temps immémoriaux les croyants ont tourné autour des lieux sacrés dans le sens des aiguilles d’une montre avec un tambour de prière à la main et la formule om mani padme hum sur les lèvres, d’une part pour s’assurer une meilleure renaissance, d’autre part pour vénérer les déités résidant ici. Cependant, ces jours-ci le khorra est lié – et c’est historiquement récent – à des activités de protestation contre les Chinois : des tracts sont distribués, des écriteaux brandis, le Dalaï-lama est acclamé. En même temps des moines font des offrandes de gâteaux et invoquent avant tout la terrible déesse protectrice, Palden Lhamo. Comme s’ils voulaient neutraliser la magie de la protestation rituelle, les Chinois ont commencé à tourner autour du Jokhang dans le sens opposé, c’est-à-dire opposé au sens des aiguilles d’une montre.

 

Les moines qui ont été blessés et tués par les forces de sécurité chinoises alors qu’ils accomplissaient le rituel dans les années 80 sont considérés comme les martyrs nationaux suprêmes. Leurs morts sacrificielles demandaient une imitation à grande échelle et, en opposition avec la prohibition bouddhiste de la violence, pouvaient être légitimées sans difficulté. Sacrifier sa vie n’est pas en contradiction avec le bouddhisme, dirent de jeunes moines du monastère de Drepung à des touristes occidentaux (Schwartz, 1994, p. 71).

 

Sans complètement justifier ses affirmations, Schwartz relie l’encerclement du Jokhang à la vision de la royauté mondiale bouddhiste. Il se réfère au fait que le premier souverain bouddhiste du Tibet, Songtsen Gampo, construisit le sanctuaire national et que son esprit est supposé être évoqué par cette constante circumambulation : « Au cours des siècles les Tibétains assimilèrent Songtsen Gampo au paradigme bouddhiste universel [!] du roi idéal, le Chakravartin ou Seigneur de la Roue, qui subjugue les forces démoniaques et établit une politique consacrée à promouvoir le Dharma ou vertu » (Schwartz, 1994, p. 33).

 

Un lien entre le souverain du monde ainsi évoqué et le « sacrifice féminin tantrique » est fourni par le mythe selon lequel le cœur vivant de Srinmo, la mère du Tibet, bat dans un mystérieux lac sous le Jokhang où il fut jadis solidement cloué avec un poignard par le roi, Songtsen Gampo. A la lumière de l’orientation du bouddhisme contemporain, qui reste fermement ancré dans la tradition androcentrique, l’encerclement rituel du temple peut difficilement être destiné à libérer la déesse de la terre. Au contraire, on peut supposer que la préoccupation des moines est de renforcer les liens maintenant la déité féminine, tout comme les esprits de la terre sont à nouveau cloués au sol dans chaque rituel du Kalachakra.

 

Après une pause de 25 ans, la célébration tibétaine du Nouvel An (Mönlam), interdite par les Chinois en 1960, est depuis 1986 à nouveau tenue devant le Jokhang. Cet événement religieux, qui comme nous l’avons montré plus haut est symboliquement lié au meurtre du roi Langdarma, a été saisi par les moines comme une occasion de provoquer les autorités chinoises. Mais ici aussi, la protestation politique ne peut pas être séparée de l’intention mythologique. « Sa cérémonie finale », écrit Schwarz à propos de l’actuel festival de Mönlam, « qui est centrée sur le Maitreya, le Bouddha du prochain âge, attend le retour de l’harmonie dans le monde avec la réémergence de la pure doctrine dans un futur mythologique. Les puissances démoniaques menaçant la société et apportant le conflit et la souffrance, sont identifiées à la dégénérescence morale de l’âge actuel. Le réengagement du Tibet en tant que nation à la cause du bouddhisme est donc un pas vers le salut collectif du monde » (Schwartz, 1994, p. 88). L’encerclement rituel du Jokhang et la fête célébrée devant la « cathédrale » ne prépare donc pas seulement la libération du Tibet du joug chinois, mais aussi l’établissement d’une bouddhocratie mondiale (la résurrection de la pure doctrine dans un futur mythologique).

 

Considérée d’une manière neutre, la situation sociale actuelle au Tibet se révèle être bien plus complexe que le souhaiteraient les Tibétains en exil. Incontestablement, les Chinois ont introduit des améliorations nombreuses et décisives en comparaison avec le bouddhisme de l’Etat féodal d’avant 1959. Mais il n’y a pas de doute non plus que la population tibétaine a dû subir des interdictions, une répression, des confiscations et des violations des droits de l’homme pendant les 35 dernières années. Mais la majorité de ces injustices et restrictions s’applique aussi à tout le reste de la Chine. Les changement culturels et ethniques se déversant dans le pays sous l’influence des Han chinois et des Hui islamiques pourraient bien être spécifiques. Pourtant ici aussi, certains processus en cours peuvent difficilement être décrits (ainsi que le fait constamment le Dalaï-lama) comme un « génocide culturel », mais plutôt comme un résultat de la transformation d’un Etat féodal, via le communisme, en un pays hautement industrialisé et multiculturel.

 

 

Une vision panasiatique du Tantra de Kalachakra ?

 

Dans cette section nous voudrions discuter de deux développements politiques possibles, qui autant que nous le sachions n’ont pas été examinés auparavant, parce qu’ils semblent absurdes sur la base de l’actuel état des affaires internationales. Cependant, en spéculant sur les événements futurs dans l’histoire mondiale, on doit se libérer de la position actuelle des fronts. Le vingtième siècle a produit des changements inimaginables dans les temps les plus brefs, les trois événements politiques les plus importants étant l’effondrement du colonialisme, la montée et la chute du fascisme, et celle du communisme. Nous avons bien souvent fait l’expérience que les plus acharnés des ennemis d’aujourd’hui peuvent devenir les meilleurs amis de demain et vice-versa. Il est donc légitime d’examiner la question de savoir si l’actuel Dalaï-lama ou l’une de ses futures incarnations pourrait, par un appel au mythe de Shambhala, s’établir comme le chef d’un bloc de puissance centre-asiatique majeur avec la Chine comme nation dirigeante. L’autre question que nous voulons considérer est celle-ci : les Chinois eux-mêmes pourraient-ils utiliser l’idéologie du Kalachakra Tantra pour poursuivre une politique impérialiste dans le futur ?

 

Le Tantra de Kalachakra et le mythe de Shambhala ont eu et ont toujours une popularité très exceptionnelle en Asie Centrale. Ici, ils ne jouent pas tellement un rôle pour la paix mondiale, mais agissent plutôt – particulièrement en Mongolie – comme des symboles pour des rêves de devenir une puissance majeure. Ainsi la prophétie de Shambhala possède incontestablement la force explosive pour impulser une idéologie impérialiste agressive en Asie. L’idée est très répandue parmi les Kalmouks, les diverses tribus mongoles, les Bhoutanais, les Sikkimais et les habitants du Ladakh.

 

Même les Japonais firent usage du mythe de Shambhala dans les années 40 pour établir un avant-poste en Mongolie. L’élite fasciste avide de pouvoir de l’île fut habile pour créer des combinaisons politico-religieuses. Ils réussirent à fusionner le bouddhisme et le shintoïsme en une imposante idéologie impérialiste dans leur propre pays. Pourquoi cela n’arriverait-il pas avec le lamaïsme ? C’est pourquoi des agents japonais cherchèrent à créer des contacts avec les lamas d’Asie Centrale et du Tibet (Kimura, 1990). Ils financèrent même une équipe de recherche pour l’incarnation du Neuvième Jebtsundampa Khutuktu, le « pontife jaune des Mongols », et l’envoyèrent à Lhassa dans ce but (Tibetan Review, février 1991, p. 19). Ici il y avait déjà des contacts étroits avec le Japon sous le Treizième Dalaï-lama ; pour les questions militaires, par exemple, celui-ci était conseillé par un Japonais du nom de Yasujiro Yajima (Tibetan Review, juin 1982, pp. 8f.).

 

En accord avec la renaissance mondiale de toutes les religions et de leurs tendances fondamentalistes, il ne peut donc pas être exclu que le lamaïsme reprenne aussi pied en Chine et qu’après un retour du Dalaï-lama l’idéologie du Kalachakra s’y répande largement. Les graines qui germeraient seraient alors – comme le pense Edwin Bernbaum – seulement celles qui avaient été semées auparavant. « A travers les Mongols, les Mandchous, et l’influence des Panchen-lamas, le Kalachakra Tantra eut même un impact sur la Chine : un point de repère majeur de Pékin, le Pai t’a, une stupa blanche de style tibétain sur une colline dominant la Cité Interdite, porte l’emblème de l’Enseignement du Kalachakra, le Dix de la Puissance. De grandes initiations au Kalachakra furent aussi menées à Pékin » (Bernbaum, 1980, p. 286, f. 7). Celles-ci étaient conduites dans les années 30 par le Panchen-Lama.

 

Taiwan : un tremplin pour le bouddhisme tibétain et le Quatorzième Dalaï-lama ?

Néanmoins, comme indicateur décisif de la « conquête » potentielle de la Chine par le bouddhisme tibétain, il faut mentionner son expansion explosive à Taiwan. Les lamas tibétains commencèrent à faire du prosélytisme dans l’île en 1949. Mais leur travail s’éteignit bientôt et ne put être repris qu’en 1980. A partir de ce moment, cependant, la doctrine tantrique a connu un progrès triomphal. La Deutsche Presse Agentur (DPA) estime que le nombre des adeptes du Kundun à Taiwan est entre 200.000 et 300.000 et en augmentation, alors que la Tibetan Review de mai 1977 cite même un chiffre d’un demi-million. Plus d’une centaine de temples bouddhistes tibétains a été construite. Chaque mois, environ 100 moines lamaïstes de tous les pays visitent Taiwan « pour collecter de l’argent pour les temples tibétains dans le monde » (Tibetan Review, mai 1995, p. 11).

 

De plus en plus souvent, de hauts lamas se réincarnent aussi dans des familles taiwanaises, c’est-à-dire chinoises. A ce jour, quatre d’entre eux ont été « découverts » – un adulte et trois enfants – durant les années 1987, 1990, 1991 et 1995. Le lama Lobsang Jungney a dit à un reporter que « la réincarnation peut se produire partout où on a besoin du bouddhisme. Taiwan est une terre bénie. Elle pourrait compter 40 lamas réincarnés » (Tibetan Review, mai 1995, pp. 10-11).

 

En mars 1997, une réception spectaculaire fut préparée pour le Dalaï-lama dans de nombreux lieux dans le pays. Le climat politique avait changé fondamentalement. Le scepticisme et la réserve antérieurs avec lesquels le roi-dieu avait été traité par les officiels de Taipeh, puisque en tant que nationalistes ils n’approuvaient pas une séparation du Pays des Neiges d’avec la Chine, avaient fait place à une atmosphère chaleureuse. Sa Sainteté fut louée dans la presse comme « le plus important visionnaire de la paix » de notre temps. La rencontre avec le président Lee Teng-hui, lors de laquelle les deux « chefs de gouvernement » discutèrent entre autres choses de sujets spirituels, fut célébrée dans les médias comme une « rencontre de rois philosophes » (Tibetan Review, mai 1997, p. 15). Le Kundun fut rarement autant applaudi. « En fait », écrit la Tibetan Review, « la visite à Taiwan fut la plus politiquement chargée de toutes ses visites à l’étranger dans un passé récent » (Tibetan Review, mai 1997, p. 12). Dans la ville portuaire de Kaohsiung, dans le sud, le Kundun prononça un vibrant discours devant 50.000 adeptes dans un stade sportif. Le drapeau national tibétain fut hissé à chaque lieu où il s’arrêta. Le gouvernement taiwanais approuva un important financement pour l’établissement d’un bureau du Tibet à Taipeh. Le bureau est considéré par les Tibétains en exil comme une « ambassade de facto ».

 

A peu près au même moment, en dépit de fortes protestations de Pékin, des moines tibétains apportèrent une vieille dent du Bouddha, que les lamas en fuite avaient prise avec eux durant la Révolution Culturelle, à Taiwan. Les Chinois du continent demandèrent le retour de la dent. A l’opposé, un reportage de presse dit : « Les politiciens taiwanais ont exprimé l’espoir que la relique apporterait la paix à Taiwan, après plusieurs scandales de corruption et de catastrophes aériennes qui ont coûté la vie à plus de 200 personnes » (Schweizerisch Tibetische Freundschaft, 14 avril 1998 – Internet).

 

Le spectaculaire développement du bouddhisme lamaïste en Chine nationaliste (Taiwan) montre que le pays pourrait être utilisé comme un tremplin idéal pour s’établir dans une Chine libérée du Parti Communiste. Finalement, dit le Kundun, les Chinois ont accumulé un karma négatif par l’occupation du Tibet et devront en supporter les conséquences (Tibetan Review, mai 1997, p. 19). Comment ce karma pourrait-il être mieux payé qu’avec la conversion à la foi lamaïste de l’Empire du Milieu tout entier ?

 

Le Quatorzième Dalaï-lama et les Chinois

Les relations culturelles du Kundun et des membres de sa famille avec les Chinois sont plus complexes et plus stratifiées qu’elles semblent l’être depuis l’Occident. Souvenons-nous que le chinois était parlé dans la maison des parents du roi-dieu à Takster. En liaison avec le régent, Reting Rinpoche, le père du Dalaï-lama montra une si grande sympathie envers Pékin que même aujourd’hui les Chinois le célèbrent comme l’un de leurs « patriotes » (Craig, 1997, p. 232). Deux des frères de Sa Sainteté, Gyalo Thundup et Tendzin Choegyal, parlent couramment le chinois. Ses impressionnantes affaires avec Pékin et sa politique pragmatique ont plusieurs fois valu à Gyalo Thundup l’accusation par les Tibétains en exil d’être un traître qui vendrait le Tibet aux Chinois (Craig, 1997, pp. 334ff.). Dharamsala a maintenu des contacts personnels avec de nombreuses figures influentes à Hong Kong et à Taiwan depuis les années 60.

 

Depuis les années 90, les échanges constants avec les Chinois sont devenus de plus en plus centraux dans la politique du Kundun. Dans un discours prononcé devant des étudiants chinois à Boston (USA) le 9 septembre 1995, Sa Sainteté a commencé par souligner à quel point les contacts avec la Chine et son peuple étaient importants pour lui. Les habituelles déclarations constitutionnelles et les demandes bien connues pour la paix, les droits de l’homme, la liberté religieuse, le pluralisme, etc., suivirent, comme s’il s’agissait d’un parlementaire occidental faisant campagne pour la démocratie dans son pays. C’est seulement à la fin de son discours que le Kundun montra le bout de l’oreille et proposa nonchalamment le bouddhisme tibétain comme nouvelle religion de la Chine et donc, indirectement, lui-même comme messie bouddhiste : «  Finalement, ma ferme croyance et mon espoir sont que si petite que puisse être une nation comme le Tibet, nous pouvons tout de même contribuer à la paix et à la prospérité de la Chine. Des décennies de règne communiste et les activités commerciales des dernières années, toutes conduites par un matérialisme extrême, qu’il soit communiste ou capitaliste, sont en train de détruire une grande partie des valeurs spirituelles et morales de la Chine. Un immense vacuum spirituel et moral se crée donc rapidement dans la société chinoise. Dans cette situation, la culture et la philosophie bouddhistes tibétaines seraient capables de servir des millions de frères et sœurs chinois dans leur quête de valeurs morales et spirituelles. Après tout, traditionnellement le bouddhisme n’est pas une philosophie étrangère pour le peuple chinois » (Tibetan Review, octobre 1995, p. 18). Des publicités pour l’initiation au Kalachakra prévue pour l’année 1999 à Bloomington dans l’Indiana étaient aussi disponibles en chinois. Depuis août 2000, l’un des sites web tenus par les Tibétains en exil est proposé en chinois.

 

Durant les derniers mois (jusqu’en 1998), des déclarations « pro-chinoises » du Kundun ont été faites de plus en plus fréquemment. En 1997, il expliqua que les Chinois matérialistes ne pouvaient que profiter d’une adoption du lamaïsme spirituel. Partout, des indications d’une re-bouddhisation de la Chine peuvent déjà être vues. Par exemple, un membre de haut rang de l’armée chinoise avait récemment été béni par le grand lama mongol, Kusho Bakula Rinpoche, quand ce dernier était de passage à Pékin. Un autre officier chinois avait participé à une cérémonie lamaïste assis dans la position du lotus, et une femme tibétaine lui avait dit à quel point le bouddhisme tibétain était en train de s’épanouir dans diverses régions de Chine.

 

« Ainsi, d’après ces histoires nous pouvons voir », continua le Dalaï-lama, « que quand la situation en Chine deviendra vraiment plus ouverte, avec plus de liberté, alors il est clair que  beaucoup de Chinois trouveront une inspiration utile dans les traditions bouddhistes tibétaines » Shambhala Sun, archives, novembre 1996). En 1998, dans une interview que Sa Sainteté donna à l’édition allemande de Playboy, il dit d’une façon très matérialiste : « Si nous restons une partie de la Chine, nous profiterons aussi matériellement de l’énorme progression du pays » (Playboy, édition allemande, mars 1998, p. 44). L’armée des moines qui sont supposés mettre en œuvre cet ambitieux projet d’une « lamaïsation de la Chine » est actuellement en cours d’entraînement à Taiwan.

 

En 1997, le Kundun écrivit au Secrétaire du Parti chinois, Jiang Zemin, qu’il aimerait entreprendre un « pèlerinage non-politique » à Wutaishan dans la province du Shanxi (pas au Tibet). Le sanctuaire le plus sacré du Boddhisattava Manujri, qui d’un point de vue lamaïste est incarné dans la personne de l’Empereur chinois, se trouve à Wutaishan. Ainsi pour les lamas le site sacré abrite le la, l’énergie souveraine de l’Empire chinois. En se préparant à un tel voyage, le Kundun, qui est un penseur cohérent dans de telles matières, aura certainement considéré la meilleure manière d’acquérir magiquement le la du site de Wutaishan, d’une haute importance géomantique.

 

Le roi-dieu veut rencontrer Jiang Zemin sur ce site sacré pour discuter de l’autonomie tibétaine. Mais, comme nous l’avons indiqué, son motif principal pourrait bien être un motif ésotérique. Un « rituel du Kalachakra pour la paix mondiale » est prévu à cet endroit. Traditionnellement, les montagnes de Wutai sont vues comme la porte d’entrée du lamaïsme en Chine. Dans la vision-du-monde magique du Dalaï-lama, la construction d’un mandala de sable sur ce site serait le premier pas de la conquête spirituelle du royaume chinois. Déjà en 1987, le lama tibétain bien connu Khenpo Jikphun conduisit une initiation au Kalachakra devant 6.000 personnes. Il est aussi supposé avoir lévité ici et flotté dans l’air pendant un bref moment (Goldstein, 1998, p. 85).

 

A la fin de son livre critique, Prisoners of Shangri-La, le tibétologue et bouddhiste Donald S. Lopez parle de la vision du Quatorzième Dalaï-lama de « conquérir » la Chine spécifiquement au moyen du Tantra de Kalachakra. Il discute ici le fait que les participants au rituel renaissent en tant que guerriers de Shambhala. « Le Dalaï-lama », dit Lopez, « pourrait avoir trouvé une technique plus efficace pour peupler Shambhala et recruter des troupes pour l’armée du vingt-cinquième roi, une armée qui vaincra les ennemis du bouddhisme et qui amènera l’utopie de Shambhala, cachée depuis si longtemps au-delà des Himalayas, dans le monde. La prière du Dalaï-lama, dit-il, est de conduire un jour une initiation au Kalachakra à Pékin » (Lopez, 1998, p. 207).

 

La « Déclaration de Strasbourg » (du 15 juin 1988), dans laquelle le Dalaï-lama renonce à revendiquer l’autonomie d’Etat pour le Tibet s’il est autorisé à revenir dans son pays, crée les meilleures conditions pour une possible lamaïsation de l’immense territoire chinois. Il est intéressant dans ce contexte qu’avec le renoncement à l’autonomie politique, le Kundun a en même temps articulé une expansion territoriale pour l’autonomie culturelle du Tibet. Les provinces frontières de Kam et d’Amdo, qui pendant des siècles ont possédé une population sino-tibétaine mélangée, sont maintenant supposées entrer sous le contrôle politique culturel du Kundun. Les milieux modérés à Pékin approuvent le retour du Dalaï-lama, de même que le Parti Démocratique de Chine nouvellement fondé de Xu Wenli.

 

De même, dans les années récentes les nombreux contacts entre les politiciens tibétains en exil et Pékin n’ont simplement pas été hostiles, parfois les contacts donnent plutôt l’impression qu’ici une partie pour le pouvoir en Asie est en cours derrière les portes closes, une partie qui n’est plus facile à comprendre pour l’Occident. Par exemple, Sa Sainteté et les Chinois ont coopéré avec succès dans la recherche et la désignation de la réincarnation du Karmapa, le chef des Bonnets Rouges, bien qu’ici une faction Kagyupa ait proposé un autre candidat et l’ait intronisé en Occident.

 

Depuis la visite de Clinton en Chine (en 1998), les événements dans la diplomatie secrète entre les Tibétains en exil et les Chinois deviennent de plus en plus publics. A la télévision chinoise, Clinton a dit à Jiang Zemin : « J’ai rencontré le Dalaï-lama. Je pense qu’il est un honnête homme et je crois que lui et le président Jiang s’entendraient vraiment bien s’ils se parlaient » (Süddeutsche Zeitung, 17 juillet 1998). Là-dessus, Sa Sainteté a reconnu publiquement que plusieurs « canaux privés » vers Pékin existaient déjà, qui produisaient des « contacts fructueux » (Süddeutsche Zeitung, 17 juillet 1998). Néanmoins, depuis 1999 le vent a tourné à nouveau. Les « campagnes anti-Dalaï-lama » des Chinois sont maintenant incessantes. A cause des interventions chinoises, le Kundun a dû subir plusieurs revers politiques dans tout l’Extrême Orient. Durant sa visite au Japon au printemps 2000 il ne fut plus officiellement reçu. Même le maire de Tokyo (Shintaro Isihara), un ami du dignitaire religieux, dut annuler son invitation. Le grand espoir d’être présent lors de l’intronisation du nouveau président taiwanais Chen Shui-Bian le 20 mai 2000 ne se réalisa pas, même si là aussi sa participation avait originellement été prévue. En dépit de protestations internes et internationales, la Corée du Sud refusa un visa d’entrée au Dalaï-lama. Les Chinois réussirent même à exclure le Kundun du Sommet du Millenium des Religions Mondiales tenu par les Nations Unies à la fin d’août 2000 à New York. Les protestations mondiales contre cette décision restèrent très faibles.

 

Le Quatorzième Dalaï-lama et le communisme

Les constantes attestations du Kundun que le bouddhisme et le communisme ont des intérêts communs doivent aussi être vues comme une autre tentative de gagner les bonnes grâces des Chinois. On peut ainsi lire de nombreuses déclarations comme la suivante venant de Sa Sainteté : « Le Seigneur Bouddha voulait une amélioration dans le domaine spirituel, et Marx dans le matériel ; quelle alliance pourrait-elle être plus fructueuse ? (Hicks et Chogyam, 1990, p. 143) ; « Je crois fermement qu’il y a un fondement commun entre le communisme et le bouddhisme » (Grunfeld, 1996, p. 188) ; « Normalement je me décris comme moitié marxiste, moitié moine » (Zeitmagazin 1988, N° 44, p. 24 ; retraduction). On l’entendit même faire un appel en faveur d’une politique économique communiste : « Dans la mesure où l’économie est concernée, la théorie marxiste pourrait peut-être compléter le bouddhisme… » (Levenson, 1992, p. 334). Il n’est donc pas surprenant que le « Parti Communiste du Tibet » ait été fondé sur la suggestion du roi-dieu. Le Dalaï-lama est devenu un révolutionnaire de gauche même selon les standards des nostalgiques occidentaux qui regrettent la disparition du communisme.

 

Jusqu’aux années 80 le but du Dalaï-lama était de créer par de tels commentaires de bonnes relations avec l’Union Soviétique, qui depuis les années 60 était impliquée dans un dangereux conflit avec la Chine. Comme nous l’avons vu, même l’envoyé du Treizième Dalaï-lama, Agvan Dordjieff, était un maître du changement de fronts politiques puisqu’il était passé du Tsar à Lénine sans problème après la prise du pouvoir par les Bolcheviks. Pourtant il est intéressant que Sa Sainteté ait continué à faire de telles déclarations pro-marxistes après la chute de la plupart des systèmes communistes. Peut-être est-ce pour des raisons éthiques, ou parce que la Chine, du moins idéologiquement, continue à s’accrocher à son passé communiste ?

 

Ces jours-ci, par de telles déclarations, le Kundun veut garder ouverte la possibilité d’un retour au Tibet sous contrôle chinois. En 1997 à Taiwan il expliqua qu’il n’était ni anti-chinois ni anti-communiste (Tibetan Review, mai 1997, p. 14). Il critiqua même la Chine parce qu’elle s’était éloignée de sa théorie marxiste de l’économie et que le gouffre entre les riches et les pauvres s’élargissait donc toujours plus (Martin Scheidegger, parlant à la Gesellschaft für Schweizerisch Tibetische Freundschaft [Société pour l’Amitié suisse-tibétaine], 18 août 1997).

 

 

Les Chinois sont-ils intéressés par le mythe de Shambhala ?

 

Les Chinois sont-ils intéressés par le Tantra de Kalachakra et le mythe de Shambhala ? Répétons-le, depuis des temps immémoriaux la Chine et le Tibet se sont orientés vers une conception mythique de l’histoire qui n’est pas immédiatement compréhensible pour les Américains ou les Européens. Presque personne ici ne veut croire que cette archaïque manière de penser ait continué à exister, se soit même développée, sous le communisme « matérialiste ». Pour un Occidental, la Chine représente encore aujourd’hui le « pays du matérialisme ». Il y a cependant quelques rares exceptions qui évitent ce cliché, comme Hugh Richardson par exemple, qui établit ce qui suit dans son histoire du Tibet : « Les Chinois ont… une profonde considération pour l’histoire. Mais pour eux l’histoire n’était pas simplement une étude scientifique. Elle avait les traits d’un culte, apparenté au culte des ancêtres, avec le but rituel de présenter le passé, favorablement corrigé et retouché, comme un modèle pour l’action politique actuelle. Elle devait aussi se conformer à la vision mythique de la Chine comme Centre du Monde, l’Empire Universel dont chaque autre pays avait un besoin naturel de faire partie… Les communistes… furent les premiers Chinois à avoir le pouvoir de convertir leurs théories ataviques en faits » (cité par Craig, 1997, p. 146).

 

Si elle a été capable de survivre au communisme, cette compréhension de l’histoire mythiquement basée disparaîtra difficilement avec lui. A l’opposé, les renaissances religieuses se développent maintenant parallèlement à l’établissement florissant des systèmes économiques capitalistes et à la mécanisation croissante du pays. Il est vrai que les Chinois Han sont un peuple très orienté vers les choses matérielles, et le confucianisme qui a regagné une respectabilité durant les dernières années compte comme une philosophie de la raison, pas comme une religion. Mais l’histoire a démontré que les cultes visionnaires et extatiques venus du dehors ont pu entrer en Chine avec facilité. L’élite de pouvoir chinoise a emprunté ses idées politico-religieuses à d’autres cultures plusieurs fois dans les siècles passés. C’est pourquoi l’Empire du Milieu est historiquement préparé pour de telles invasions idéologico-spirituelles, car jusqu’au communisme marxiste et avec lui on a vu, écrit le sinologue Wolfgang Bauer, « que, dans la mesure où la religion est concernée, la Chine n’a jamais pris l’offensive, n’a jamais envoyé de missionnaires, mais plutôt l’inverse, a toujours été la cible de tels envois de missionnaires depuis l’extérieur » (Bauer, 1989, p. 570). Néanmoins de telles importations religieuses ne purent jamais réellement monopoliser le pays, elles eurent plutôt une seule tâche, à savoir de renforcer l’idée de la Chine comme centre du monde. Cela fut également vrai pour le maoïsme marxiste.

 

N’oublions pas non plus que l’Empire du Milieu a suivi les enseignements du Bouddha pendant des siècles. Les premières traces du bouddhisme peuvent être trouvées au premier siècle de notre ère. Dans la dynastie Tang, beaucoup d’empereurs furent bouddhistes. Le lamaïsme tibétain exerça une grande fascination spécialement durant l’époque finale, celle des Mandchous. Ainsi pour une élite de pouvoir chinoise sûre d’elle-même, une réactivation chinoise du mythe de Shambhala pourrait sans problème constituer une idéologie panasiatique à l’ancrage traditionnel, pour remplacer un communisme en voie de disparition. Comme sous les Mandchous, il n’y a pas besoin qu’une telle vision cadre avec les idées du peuple entier.

 

Le Panchen-lama

Peut-être le retour du Dalaï-lama au Tibet n’est-il même pas nécessaire du tout pour que le Tantra du Temps puisse se répandre en Chine. Peut-être les Chinois ont-ils déjà installé leur propre maître du Kalachakra, le Panchen-lama, qui est traditionnellement considéré comme amical envers la Chine. « Les Tibétains croient », écrit Edwin Bernbaum, « que les Panchen-lamas ont un lien particulier avec Shambhala, ce qui en fait des autorités uniques dans le royaume » (Bernbaum, 1980, p. 185). De plus il y a une prophétie très répandue selon laquelle Rudra Chakrin, le général du Jugement dernier, sera une incarnation du Panchen-lama.

 

Comme nous l’avons déjà raconté, l’histoire commune du Dalaï-lama et du souverain de Tashi Lunpho (le Panchen-lama) comporte de nombreux désaccords politiques et spirituels, qui entre autres choses conduisirent les deux hiérarques à s’allier avec diverses puissances étrangères dans leur bataille en cours l’un contre l’autre. Les Panchen-lamas ont toujours fièrement défendu leur indépendance vis-à-vis de Lhassa. En gros, ils étaient plus amicaux avec les Chinois qu’avec les souverains du Potala. En 1923, le conflit inter-tibétain atteignit un point critique avec la fuite du Neuvième Panchen-lama en Chine. Selon ses propres mots, il était « incapable de vivre sous ces troubles et souffrances » que lui infligeaient Lhassa (Mehra, 1976, p. 45). Lui et le Dalaï-lama avaient tous deux obtenu des réserves d’armes et de munitions, et un affrontement armé entre les deux princes de l’église avait été dans l’air pendant des années. Cela prit fin, cependant, avec la poursuite sans succès du hiérarque de Tashilunpho en fuite par un corps de 300 hommes sous les ordres de Lhassa. Le Treizième Dalaï-lama était si en colère qu’il nia la bouddhéité de l’incarnation en fuite de l’Amitabha, à cause de son égoïsme, de son arrogance et de son ignorance. Cela, avec « ses coupables compagnons, qui ressemblaient à des éléphants fous et qui suivaient une fausse route », lui en firent douter (Mehra, 1976, p. 45).

 

En 1932 le Panchen-lama est supposé avoir préparé une invasion du Tibet avec 10.000 soldats chinois pour conquérir le Pays des Neiges et s’établir comme son souverain. C’est seulement après la mort du « Grand Treizième » qu’une vraie réconciliation avec Lhassa fut possible. En 1937, le prince de l’église affaibli et déçu revint au Tibet mais mourut après une année. Sa politique prochinoise, cependant, s’exprima encore dans sa prophétie selon laquelle « la prochaine incarnation du Bouddha Amitabha sera découverte parmi les Chinois » (Hermanns, 1956, p. 323).

 

Dans la recherche de la nouvelle incarnation, la nation chinoise proposa un candidat et le gouvernement tibétain un autre. Chacune des deux parties refusa de reconnaître le garçon de l’autre. Cependant, avec une grande pression politique les Chinois purent finalement avoir le dernier mot. Le Dixième Panchen-lama fut donc élevé sous leur influence. Il fut donc avec quelque raison décrit comme une marionnette de Pékin. Après la fuite du Dalaï-lama en 1959, les Chinois nommèrent le hiérarque de Tashilunpho chef d’Etat nominal du Tibet. Cependant, il n’exerça ce rôle que d’une manière très limitée et se laissa parfois persuader de faire des déclarations de solidarité avec le Dalaï-lama. Cela lui valut des années de résidence surveillée et une interdiction d’apparaître en public. Même si les Tibétains en exil décrivent maintenant de telles déclarations comme des confessions patriotiques, en gros le Dixième Panchen-lama joua soit pour lui-même soit pour Pékin. En 1978, il rompit le vœu de célibat imposé à lui par l’ordre du Gelugpa, épousant une femme chinoise et ayant une fille avec elle.

 

Peu avant sa mort il participa activement à la politique économique capitaliste de l’ère Deng Xiaoping et fonda la Kangchen au Tibet en 1987. Celle-ci était une puissante organisation-parapluie qui contrôlait un grand nombre de sociétés et de commerces, distribuait des fonds de développement internationaux pour le Tibet, et exportait des produits tibétains. L’élite commerciale néo-capitaliste rassemblée dans la Kangchen était recrutée majoritairement dans de vieilles familles nobles tibétaines et était opposée à la politique du Dalaï-lama, alors que de l’autre coté elle jouissait de l’appui bienveillant de Pékin.

 

Dans la mesure où le mouvement de protestation tibétain des dernières années est concerné, le Dixième Panchen-lama tenta d’exercer une influence conciliante sur les moines révoltés, mais regretta qu’ils ne l’aient pas écouté. « Nous insistons pour la rééducation de la majorité des moines et des nonnes qui se sont rendus coupables de crimes mineurs [c’est-à-dire de résistance contre les autorités chinoises] », annonça-t-il publiquement, et il continua : « Mais nous ne montrerons aucune pitié pour ceux qui ont suscité des troubles » (MacInnes, 1993, p. 282).

 

En 1989, la dixième incarnation de l’Amitabha mourut. Les Chinois transformèrent les funérailles en un grandiose événement d’Etat [!] qui fut médiatisé à l’échelle nationale à la radio et à la télévision. Ils invitèrent le Quatorzième Dalaï-lama à l’enterrement qui eut lieu à Pékin, mais ne voulaient pas qu’il visite le Tibet après cela. Pour cette raison, le Kundun refusa. En même temps les Tibétains en exil annoncèrent que le Panchen-lama avait été empoisonné.

 

Le jeu politique entra dans une nouvelle étape spectaculaire avec la recherche de la onzième incarnation. D’abord il sembla que les deux parties (les Chinois et les Tibétains en exil) allaient coopérer. Mais ensuite il y eut deux candidats : un proposé par le Kundun et un par Pékin. Ce dernier fut intronisé à Tashi Lunpho. Un groupe de lamas prochinois totalement conscients de l’enjeu menèrent les cérémonies, pendant que le prétendant désigné par le Dalaï-lama était renvoyé chez ses parents au milieu des protestations du public mondial. D’abord Dharamsala parla d’un meurtre, et ensuite d’un kidnapping du garçon.

 

Tout cela pourrait être considéré comme une expression de la bataille en cours entre les Tibétains et les Chinois, pourtant même pour les Tibétains en exil ce fut une surprise de voir quelle valeur les Chinois accordaient à la procédure magique du mythe de la renaissance et le fait qu’ils l’aient élevée au niveau d’une affaire d’Etat, surtout en sachant que l’éducation du candidat du Dalaï-lama aurait aussi été placée entre leurs mains. Les Chinois se décidèrent probablement pour cette voie sur la base de considérations politiques principalement pragmatiques, mais un système religieux magique possède une dynamique propre et peut capturer ceux qui l’utilisent inconsciemment. Une lamaïsation de la Chine avec ou sans le Dalaï-lama est certainement une possibilité historique. En octobre 1995 par exemple, le jeune Karmapa fut un invité d’honneur aux célébrations de la fête nationale à Pékin et discuta avec d’importants dirigeants du gouvernement chinois. La presse nationale raconta en détail le voyage consécutif à travers la Chine qui fut organisé pour le jeune hiérarque par l’Etat. On dit qu’il s’exclama : « Vive la République Populaire de Chine ! » (Tibetan Review, novembre 1994, p. 9).

 

Quelle perspective s’ouvrirait à la politique des déités du Kalachakra si elles pouvaient s’ancrer en Chine avec une combinaison du Panchen-lama et du Dalaï-lama de manière à constituer les fondations d’une idéologie panasiatique ! Pour finir, père et fils pourraient être réunis, car ce sont les titres du souverain de Tashilunpho (le père) et du hiérarque du Potala (le fils) et la manière dont ils parlent aussi souvent l’un de l’autre. Alors l’un se serait chargé de la tâche d’apporter le Tantra du Temps en Occident, l’autre de le réveiller dans son pays d’origine en Asie Centrale. Amitabha et Avalokiteshvara, toujours en train de se quereller sous la forme de leurs incarnations mortelles, le Panchen-lama et le Dalaï-lama, se complèteraient maintenant l’un l’autre – mais cette fois ce ne serait pas l’affaire du Tibet, mais de la Chine, et ensuite du monde.

 

Le Parti Communiste de Chine

Il est vrai que la position officielle du Parti Communiste de Chine sur le rôle social de la religion manifeste encore une influence marxiste-léniniste. « Les croyances religieuses et les sentiments religieux, les cérémonies et organisations religieuses qui sont compatibles avec les croyances et les émotions correspondantes, sont tous des produits de l’histoire d’une société. Les débuts de la mentalité religieuse reflètent un faible niveau de production… », est-il dit dans une déclaration de principe gouvernementale, et le texte continue en disant que dans les temps pré-communistes la religion était utilisée comme un moyen « de contrôler et d’apaiser les masses » (MacInnes, 1993, p. 43). Néanmoins, la liberté religieuse a été garantie depuis les années 70, bien qu’avec quelques restrictions. Dans tout le pays on peut observer une forte renaissance religieuse qui, bien qu’encore sous le contrôle de l’Etat, est en train de grossir comme un courant souterrain, et fera bientôt surface en pleine puissance.

 

Toutes les orientations religieuses sont affectées par cela – taoïsme, bouddhisme Chan, lamaïsme, islam, et les diverses églises chrétiennes. Officiellement, le confucianisme n’est pas considéré comme une religion mais plutôt comme une philosophie. Depuis l’ère Deng, les attaques de la Grande Révolution Culturelle Prolétarienne contre les représentants religieux ont fait l’objet d’une autocritique et ont été publiquement condamnées. En ce moment, plus par mauvaise conscience et pour des motifs touristiques que par ferveur religieuse, de vastes sommes d’argent sont dépensées pour la restauration des sanctuaires détruits.

 

Chacun attend le grand bond en avant dans une renaissance religieuse du pays à tout moment. « La dispute de la Chine avec le Dalaï-lama ressemble à un événement secondaire comparée à la crise de Taiwan », écrit l’ancien rédacteur du Japan Times Weekly, Yoichi Clark Shimatsu, « mais Pékin mène une lutte politique pour les cœurs et les esprits des bouddhistes d’Asie, qui pourrait se révéler bien plus importante que sa bataille pour la future démocratie à Taiwan » (Shimatsu, HPI 009).

 

C’est peut-être le résultat de considérations purement politiques si les communistes chinois emploient des constructions bouddhistes pour détourner le courant de la renaissance religieuse générale dans le pays via une stratégie d’attaque, en déclarant Mao Tse Tong comme un Boddhisattva par exemple (Tibetan Review, janvier 1994, p. 3). Mais il y a réellement – comme nous avons pu nous en convaincre par un documentaire télévisé – des résidents des provinces orientales de l’immense territoire qui ont placé des portraits du Grand Président sur leurs autels à coté de ceux de Guanyin et de Avalokiteshvara, qu’ils prient pour obtenir une aide. Une mythification de Mao et sa transformation en une figure de Boddhisattva devrait devenir d’autant plus facile que le temps passe et que les événements historiques concrets sont oubliés.

 

Il y a, cependant, plusieurs factions opposantes dans la lutte commençante pour le contrôle de la Chine par Bouddha. Par exemple, certaines des influentes sectes bouddhistes japonaises qui ont leurs origines dans des monastères parents en Chine voient le clergé tibétain comme un ennemi juré. Cela aussi a des causes historiques. Au 13ème siècle et sous la protection des grands souverains mongols (de la dynastie Yuan), les lamas avaient rasé jusqu’au sol les temples de la secte bouddhiste chinoise du Lotus en Chine du Sud. En réaction, cette dernière organisa une guérilla de fermiers et réussit à rejeter le contrôle étranger, renvoyant les Tibétains à la maison, et établissant la dynastie Ming (1368). « Cette tradition de rébellion religieuse », écrit Yoichi Clark Shimatsu, « n’a pas disparu sous le communisme. Elle a plutôt continué sous un déguisement idéologique. La vision utopique de Mao Tse Tong, qui mena la Révolution Culturelle ainsi que la répression des intellectuels place Tienanmen, possède une ressemblance frappante avec la politique bouddhiste populiste de l’empereur Zhu Yuanthang, fondateur de la dynastie Ming et lui-même prêtre bouddhiste de la secte du Lotus » (Shimatsu, HPI 009).

 

Beaucoup de bouddhistes japonais voient une nouvelle utopie « terrestre » dans une combinaison du populisme maoïste, de la continuation des réformes économiques de Deng Xiaoping, et des valeurs familières du bouddhisme (non tibétain). Lors d’un meeting de la secte Sokka Gakkaï il fut souligné que le prénom du Premier Ministre chinois Li Peng était « Roc », le nom du mythique oiseau géant qui protégea le Bouddha. Li Peng répondit allégoriquement que dans la Chine actuelle le Bouddha « est le peuple et je me considère comme le gardien du peuple » (Shimatsu, HPI 009). Des représentants de la Sokka Gakkai interprétèrent aussi la relation entre Shoko Asahara et le Dalaï-lama comme une attaque préparée conjointement contre la politique prochinoise de la secte.

 

Comme les Tibétains en exil, les Chinois savent que le pouvoir se trouve dans les mains des élites. Celles-ci décideront de la direction que prendront les développements futurs. Il est douteux que la question de la souveraineté nationale joue le moindre rôle dans le clergé tibétain s’il était autorisé à avancer en Chine avec la tolérance et l’appui de l’Etat. Depuis le meurtre du roi Langdarma, nous enseigne l’histoire tibétaine, ce sont les intérêts des prêtres monastiques et non ceux du peuple qui sont prééminents dans les décisions politiques. Cela était également vrai en sens inverse pour l’Empereur chinois. L’élite dirigeante chinoise décidera aussi dans le futur selon des critères de pouvoir politique quel voie religieuse elle suivra : « Pékin regarde clairement vers une renaissance bouddhiste pour combler le vide spirituel dans le heartland asiatique tant qu’elle ne conteste pas les autorités nominalement séculières. Une telle renaissance pourrait fournir la principale impulsion pour le siècle du Pacifique. Comme toutes les utopies, elle pourrait aussi être chargée de désastres » (Shimatsu, HPI 009).

 

L’Occident, qui n’a pas réfléchi au potentiel de violence du bouddhisme tantrique tibétain ou plutôt qui ne l’a pas encore reconnu, voit – aveugle comme il l’est – une action pacifiste et salvatrice du Quatorzième Dalaï-lama dans l’expansion du lamaïsme en Chine. L’expert du Tibet à la Maison Blanche, Melvyn Goldstein, demande avant tout au Kundun de revenir au Tibet. En cela il exprime probablement l’opinion non-officielle du gouvernement américain. « S’il [le Dalaï-lama] veut réellement accomplir quelque chose », dit Goldstein, « il doit cesser d’attaquer la Chine sur la scène internationale, il doit revenir et accepter publiquement la souveraineté sur son pays natal » (Spiegel 16/1998, p. 118).

 

Tout indique que cela arrivera bientôt, et en effet d’abord sous les conditions dictées par les Chinois. Dans sa critique du film Kundun, le journaliste Tobias Kniebe écrit que « Si peu de pouvoir réel que cet homme [le Dalaï-lama] puisse avoir en ce moment – en tant que symbole il est inattaquable et inépuisable. L’histoire de résistance non-violente est l’une des plus grandes, voilà, et en elle Kundun [le film] est une sorte de prélude. Le véritable film que nous attendons pourrait bientôt commencer : si un marché apparemment imprenable, fort de milliards [de gens] est infiltré par le pouvoir d’un symbole [le Dalaï-lama] auquel il semble incapable de résister longtemps. Si ce film est fait un jour, il ne sera pas montré dans les cinémas, mais plutôt sur CNN » (Süddeutsche Zeitung, 17 mars 1998). Kniebe et beaucoup d’autres attendent donc une lamaïsation de tout le territoire chinois.

 

Une spéculation délirante ? David Germano, professeur d’Etudes Tibétaines en Virginie,  assure d’après ses voyages au Tibet que « la fascination chinoise pour le bouddhisme tibétain est particulièrement importante, et j’ai personnellement vu des cas extrêmes de dévotion personnelle et de soutien financier venant de Chinois Han en faveur de figures religieuses tibétaines monastiques [= lamas] tout comme laïques dans la République Populaire de Chine » (Goldstein, 1998, p. 86).

 

Une telle perspective est exprimée très clairement dans un message posté sur un forum de discussion internet, du 8 avril 1998 : « Facile », disait-il, « HHDL [His Holiness the Dalai Lama] peut faire devenir les peuples de Taiwan et de la Chine des conformistes du bouddhisme tibétain. Tôt ou tard, il y aura les Républiques Confédérées de la Grande Asie. La République de Taiwan, la République Populaire de Chine, la République du Tibet, la République Démocratique de Mongolie, la République du Turkestan Oriental, la République Intérieure de Mongolie, le Japon, la Corée… tous feront partie de la RCGA. Le Dalaï-lama sera le chef des RCGA » (Brigitte, Newsgroup 10).

 

Mais que le Kundun revienne chez lui sur le toit du monde ou non, son agressive idéologie du Kalachakra n’est pas un sujet d’analyse et de critique en Occident, où la religion et la politique sont proprement et nettement séparées l’une de l’autre. L’idée despotique d’un souverain mondial, l’Armageddon à venir, la guerre mondiale entre bouddhisme et islam, l’établissement d’une dictature monastique, l’hégémonie des dieux tibétains sur la planète, le développement d’une politique de grande puissance panasiatique lamaïste – toutes les visions qui sont exprimées dans le système du Kundun et magiquement consolidées par chaque initiation au Kalachakra – ne sont simplement pas perçues par les politiciens d’Europe et d’Amérique. Ils se laissent bluffer par les professions de démocratie et de paix du roi-dieu. Comment et par quels moyens Sa Sainteté cherche à conquérir culturellement l’Occident, c’est ce que nous examinerons dans le prochain chapitre.

 

 

Notes:

[1] Il s’agit probablement d’une historia sacra inventée, car les documents contemporains trouvés à la bibliothèque de Tunhuang ne disent pas un mot de l’enseignement du Bouddha en tant que religion d’Etat de l’époque. Dans les sources, celui-ci émerge pour la première fois 150 ans plus tard sous Trisong Detsen. Il est également clair que Songtsen Gampo n’épousa pas seulement deux femmes, mais plutôt cinq, venant de divers Etats voisins afin de les lier à lui-même et à sa dynastie.

[2] Cette sympathie des Mandchous pour les enseignements lamaïstes était la seule raison pour laquelle les Mongols bouddhistes et pourtant très militants restèrent pacifiques pendant si longtemps et s’inclinaient devant la domination chinoise. Peu avant sa déclaration d’indépendance (en 1911), les nobles et les hauts lamas du pays envoyèrent une pétition au Tsar russe, dans laquelle entre autres choses il était dit : « Avant, nous nous soumettions respectueusement au Khan mandchou parce qu’il favorisait la religion bouddhiste et en répandait les bienfaits » (Onon, 1989, p. 10).

[3] Il a été largement prouvé que les violations des droits de l’homme exercées par les forces d’occupation chinoises entre 1953 et nos jours furent importantes. Des moines furent battus, torturés, déportés et exécutés. Des nonnes et des jeunes filles furent violées. Durant les rébellions, des villages furent bombardés et des exécutions de masse furent accomplies. Les nombreuses et variées méthodes de torture incluaient l’écorchement à vif. Les scènes furent terribles et sont documentées dans de nombreux endroits (voir par exemple Joseph Campbell, 1973, pp. 509ff.). Ce n’est donc en aucune manière notre intention de passer sous silence ou d’étouffer les attaques de la soldatesque chinoise. Toutes formes de meurtre et de torture, en  particulier lorsqu’elles sont infligées à des gens sans défense, doivent être condamnées aussi fortement que possible. Cependant, la mauvaise politique des communistes chinois n’annule pas leur critique du comportement social répressif dans le Tibet féodal. Mais cela a conduit à une situation dans laquelle les Tibétains en exil peuvent maintenant proposer une histoire déformée qui ne correspond en aucune manière à la réalité historique d’avant 1950.

[4] Strictement parlant, nous avons ici affaire à des pratiques taoïstes. Néanmoins il y a de nombreuses similarités entre les deux systèmes, spécialement concernant les pratiques mâles.

[5] Les manifestants brûlèrent un poste de police et un grand nombre d’automobiles et de boutiques. Entre 6 et 20 Tibétains furent tués quand la police tira dans la foule. Certains des policiers en service étaient aussi des Tibétains.

 

 

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